Dans la soupente du portier, je naquis au rez-de-chaussée. Par tous les laquais du quartier, à quinze ans, je fus pourchassée....
Pierre-Jean de Béranger, chansonnier du XIXième siècle, considéré comme le père de la chanson moderne, en a exploré tous les styles : de la chanson à boire à la satire, de la romance à la chanson sociale, sans oublier la chanson politique.
Dans la soupente du portier
Je naquis au rez-de-chaussée.
Par tous les laquais du quartier,
A quinze ans, je fus pourchassée.
Mais bientôt un jeune seigneur
M’enlève à leur doux caquetage.
Ma vertu me vaut cet honneur,
Et je monte au premier étage.
Là, dans un riche appartement,
Mes mains deviennent des plus blanches ;
Grâce à l’or de mon jeune amant,
Là, tous mes jours sont des dimanches ;
Mais, par trop d’amour emporté,
Il meurt. Ah ! Pour moi quel veuvage !
Mes pleurs respectent ma beauté,
Et je monte au deuxième étage.
Là, je trompe un vieux duc et pair
Dont le neveu touche mon âme :
Ils ont, d’un feu payé bien cher,
L’un la cendre et l’autre la flamme.
Vient un danseur : nouveaux amours ;
La noblesse alors déménage.
Mon miroir me sourit toujours,
Et je monte au troisième étage.
Là, je plume un bon gros Anglais,
Qui me croit et veuve et baronne ;
Puis deux financiers vieux et laids ;
Même un prélat, Dieu me pardonne !
Mais un escroc que je chéris
Me vole en parlant mariage.
Je perds tout ; j’ai des cheveux gris,
Et je monte encore un étage.
Au quatrième, autre métier :
Des nièces me sont nécessaires ;
Nous scandalisons le quartier,
Nous nous moquons des commissaires.
Mangeant mon pain à la vapeur,
Des plaisirs je fais le ménage.
Trop vieille, enfin je leur fais peur,
Et je monte au cinquième étage.
Dans la mansarde me voilà,
Me voilà pauvre balayeuse.
Seule et sans feu, je finis là
Ma vie au printemps si joyeuse.
Je conte à mes voisins surpris
Ma fortune à différents âges,
Et j’en trouve encor des débris
En balayant les cinq étages.
Pierre-Jean de BERANGER